C’est avec un sentiment à la fois de consternation, d’étonnement et d’impuissance face à cette loi de la nature qu’on n’a pas fait le choix d’accepter que nous avons tous appris que tu as tiré ta révérence, ce matin du 25 septembre 2017. C’est dans un contexte général où la grande majorité hésite à dire un seul mot sur ta personne, chacun pensant que d’autres qui te connaissent certainement mieux que nous seraient nettement plus autorisés à monter au créneau pour s’adonner à cet exercice, que je reprends ma plume pour te rendre ce dernier hommage. Nul ne saurait parler de toi en omettant l’impact considérable que tu as eu à travers des contributions scientifiques.

La finesse de tes écrits et la rigueur de ton argumentaire obligent de l’admiration. Quand je lis du Chérif, je pars souvent pour lire une ou deux pages et je finis toujours par lire un chapitre. Si on part initialement pour lire un chapitre, on en vient à finir tout un livre. En aucun cas je ne me suis lassé de te lire. Juriste de haut niveau, l’on ne saurait nier que tu étais aussi un homme de plume. C’est donc dans le même contexte que la majorité des gens dans ce domaine de la justice internationale que je t’ai connu. En d’autres termes, à travers tes livres, tes gros livres ainsi que tes pertinentes contributions scientifiques bien avant de te rencontrer en personne. Et quand on s’est rencontré en Italie au mois de mai, on a pu échanger sur plusieurs aspects, mais parmi toutes les questions dont on a discutées, le point que je ne t’ai pas dit Chérif, c’est qu’il y’a un passage d’un de tes livres que je ne retrouve plus dans mes notes certes, mais qui a stimulé en moi un sentiment inédit de révolte et même un instinct immédiat de révolutionner les règles du jeu. Je fais référence ici, au passage d’un de tes livres, si je ne m’abuse, c’est « Introduction to the International Criminal Court » où tu théorisais la définition du crime contre l’humanité dans le Statut des tribunaux militaires de Nuremberg. Tu avais mentionné que les grandes puissances de l’époque, à savoir le Gouvernement provisoire de la République Française et du Royaume Uni en tête, accompagnés par les Gouvernements des États-Unis d’Amérique et de l’URSS avaient clairement voulu que par les incriminations des exactions nazies, leurs propres bavures et atrocités coloniales et esclavagistes ne finissent pas par les rattraper.
Par ce simple passage, tu as donc mis à nu une injustice sans pareille escamotée dans un texte, qui pourtant a été adopté pour mettre fin à une autre injustice. Le type d’injustice à visage voilé donc ou « injustices systémiques » comme j’aime à les appeler. D’où tous les garde-fous qui ont donc été érigés autour du texte de telle sorte que les actes sous-jacents qui seraient constitutifs de crimes contre l’humanité dans cette période d’après deuxième guerre mondiale soient seulement ceux qui auraient été commis – comme le prévoit l’article 6 (c) du Statut de ce tribunal – « à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal, ou en lien avec ce crime ». Ainsi donc tu avais provoqué le déclic. Nous détestons les injustices de toutes ses formes et je hais davantage celles qui sont à visages cachés, à savoir celles qui proviennent des textes eux-mêmes parce qu’un loup déguisé en agneau sait toujours faire plus mal. Assurément le bien n’est bien que pour les uns. L’enfer, pour reprendre les mots du philosophe Freud, c’est toujours les autres. Parmi toute cette liste de grandes questions du droit international pour lesquelles tu as acquis une autorité indiscutée comme l’obligation Aut dedere Aut judicare, l’extradition, les crimes contre l’humanité en général, la torture et surtout le lien que tu as su tracer entre deux domaines longtemps perçus comme distants – soit l’obligation Aut dedere Aut judicare et le principe de complémentarité – je dois te concéder Chérif que ce passage spécifique de ton livre m’a interpellé à plus d’un niveau. Il a même été très marquant dans mon choix personnel d’évoluer dans ce domaine du droit afin de donner plus de place aux voix dissonantes qui ont toujours été muselées par le Grand Nord à travers un narratif habituellement européocentrique de la justice internationale et des droits humains. Je me rappellerai donc toute ma vie durant que tu as été pour moi, un ‘incitateur intentionnel et prémédité’ à mener un combat particulier et personnel pour un monde plus juste.
Lors de notre dernier séjour de mai à Syracuse, l’on se rappelle tout un chacun que tu partais et aussi vite parti, tu revenais. Telle une poule qui, pour rien au monde, ne veut s’éloigner de ses petits poussins, tu réapparaissais quasiment à chaque instant. Certainement une manière bien propre à toi de nous faire comprendre jusqu’à quel point tu sais faire violence sur toi-même pour t’offrir et surtout pour donner ce que tu as de plus à offrir aux autres, à savoir tes connaissances toujours empruntes d’expériences pratiques. Tu te battais contre toi-même pour être si proche de nous et cette bataille constante contre toi-même, on l’a ressenti, pas une fois, pas deux fois, mais durant tout le séjour. Pour le don de soi, je joins donc ma voix à celle de Adepeju Adewoye (Nigéria), Rojda Arslan (Allemagne), Renata Barbosa (Brasil), Vinicius Barros (Brasil), Ashley Boyes (Canada), Emily Chepkor (Kenya), Talita de Souza Dias (Brasil), Barbara Drevet (France), Sophie Gagné (Canada), Dogucan Gostuvar (Turquie), Raihana Haidary (Australie), Nikola Hajdin (Serbie), Jesse Heikkilä (Finlande), Juliette Jakaila (Kenya), Marie Jobin-Gélinas (Canada), Tadiwa Mandinyenya (Zimbabwe), Deidre McGrory (USA), Saddy Njie (Gambie), Nneka Adaora Okechukwu (Nigeria), Kosuke Onishi (Japon), Emilio Pagliocchini (Canada), Sherbir Panag (Inde), Flavia Patané (Italie), Ligeia Quackelbeen (Belgique), Daniela Ranalli (Italie), Marcin Rau (Pologne), Paulo Rodrigues (Brasil), Rosario Dario Romano (Italie), Wael Moustafa Saleh (Egypte), Francis Sinsai (Cameroun), Diana Svietlychna (Ukraine), Daniel Swift (USA), Marie-Laure Tapp (Canada), Shalini Tripathi (Inde), Priya Urs (Inde), Kristina Velcikova (Slovaquie), Francesca Amerio (Italie), Ivan Caetano (Mozambique), Uarda Gjekaj (Albanie), Franck Peh Peh (Cameroun) pour te dire un merci franc pour tout; pour te dire un dernier adieu.
Je pense que c’était là le signal, ou plus vrai encore, le sens même de tout ton combat pour la justice, la paix et pour la vérité. Des valeurs qu’on retrouvait retranscrites sur les murs de l’Institut à Syracuse. Nous réclamerons encore et toujours et nous clamerons haut et fort que nous avons été les derniers étudiants de Chérif Bassiouni. À t’attendre et à te voir, il ne fait aucun doute que tu avais fait de l’enseignement un engagement, un sacerdoce, avant d’en faire une carrière. Et pour cela, tu as opté pour la transmission du savoir par tous les moyens – écrits ou oraux – telle une véritable vocation. Tu étais au milieu et à la croisée des grandes vagues des mondes arabe, africain, occidental et du Moyen-Orient. En toi seul on y trouvait une conjugaison de plusieurs horizons qui pourtant ne se sont pas toujours communiqués. Quoi qu’on dise, ce panaché culturel a forgé en toi une seconde identité assez unique pour constituer une valeur ajoutée certaine à tous tes écrits.
Dans le domaine du droit, je partage parfaitement le point de vue de Dov Jacobs qui trouve avec raison que tu as été un acteur situé quelque part à un point de jonction entre l’utopie et le réalisme. Je le seconderai pour dire que tu étais le trait d’union parfait entre l’idéalisme et le réalisme. Le réalisme d’un homme d’action parfois poussé à naviguer au milieu des plus grands arcanes politiques. L’idéalisme d’un juriste convaincu qui ne jure que par la règle de droit et qui est capable de lire à la fois plusieurs codes et langages du monde. Sans ton dévouement professionnel et personnel, je pense que le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie aurait difficilement pu rayonner, même de ses si petits éclats. N’eût été ta contribution, tant dans l’action que dans le récit de l’action, reflétée dans tes différents livres, on aurait vu dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, la compilation des dispositions les plus tordues qu’on ait jamais pu imaginer pour une justice à vocation universelle au lieu d’y voir le fruit d’un compromis de plusieurs extrémités initialement irréconciliables. Ce qui fait dire Bill Schabas, certainement inconsolable qu’il soit devenu depuis ton départ, « if there is one individual without whom it could be said that the International Criminal Court might not exist, that person would be Cherif Bassiouni ».
Rappelle-toi qu’à Syracuse, on avait rigolé, on a bien mangé. Je me rappelle encore que Bill Schabas, dans ses infinies blagues avait proposé de déposer une balance pour prendre le poids des participants à leur arrivée et leurs poids à leur retour pour que chacun ait à payer le surplus de poids qu’il aurait pris lors du séjour. Après que tu sois parti, on avait même bien dansé avant de se dire au revoir et surtout avec l’espoir de te revoir. Ainsi donc, tu t’éclipses en géant, telle une étoile filante qui s’échappe de notre affection. Un baobab imposant comme l’Afrique n’en avait jamais eu est tombé, laissant derrière lui une grande secousse d’étonnement. À travers toi, un homme de droit de très haut niveau s’est couché définitivement à un moment où tous les grands questionnements sont à jamais à l’ordre du jour. Vas-y, fils d’Égypte et merci pour tout. Je te dis personnellement merci pour tes derniers mots de sagesse. Va te reposer à présent avec un cœur apaisé et surtout avec le sentiment du devoir accompli. Je te laisse sur cette chanson qu’on avait tous chantée à ton honneur et qui dépeint le citoyen du monde que tu étais. Une des meilleures chansons de la célèbre Miriam Makéba, reprise par des hommes et des femmes en provenance des quatre points de l’horizon et sur le son de la guitare de Christine Van Den Wyngaert, alors juge de la Cour pénale internationale. Malaika (mon ange), Nakupenda, Malaika (je t’aime mon ange). La beauté est toujours dans la simplicité. In pace requiescat Cherif.